En condamnant eBay, le tribunal de commerce de Paris a
refusé au site d'enchères la seule qualité d'hébergeur. Il a choisi une
troisième voie, le qualifiant d’hébergeur, mais aussi de courtier.
Explication avec une spécialiste de la propriété intellectuelle.
Le tribunal de commerce de Paris a très sévèrement condamné eBay hier à payer 38,6 millions d'euros
de dommage et intérêts à LVMH, pour avoir permis la mise en vente sur
son site de produits contrefaits de ses marques Dior et Louis Vuitton.
Le groupe de luxe a de plus obtenu qu'eBay empêche la vente de ses
parfums, même si ceux-ci ne sont pas issus d'un réseau de contrefaçon.
ZDNet.fr décrypte les tenants et aboutissants d'une
telle décision, avec Anne Rebiffé, avocate spécialiste de la propriété
intellectuelle au sein du cabinet Neolex.
ZDNet.fr - Une grande partie de l'argument du tribunal
de commerce pour condamner eBay tourne autour du statut d'hébergeur,
que revendique la société. Qu'en a dit le juge ?
Anne Rebiffé -
Jusqu'à ces décisions, seules deux qualifications étaient attribuées,
par les tribunaux, aux acteurs de l'internet. Soit un tel acteur était
qualifié d'hébergeur, et il relevait du régime de responsabilité
atténuée prévu par la loi pour la confiance dans l'économie numérique
(LCEN), régime qui ne fait peser sur l'hébergeur aucune obligation
générale de surveillance des informations qu'il transmet ou stocke via
son site. Soit il était qualifié d'éditeur et il est alors responsable
de plein droit du contenu qu'il publie.
Ce sont deux catégories qui ont pu paraître trop étroites,
notamment pour qualifier les plates-formes de ventes aux enchères, tel
eBay, et dans l'affaire LVMH, le juge a choisi une troisième voie. Il a
considéré qu'eBay avait un rôle plus important et actif que celui de
simple hébergeur, et il l'a qualifié de courtier. Le juge a en effet
relevé qu'eBay prend une part active au processus de vente aux
enchères, en mettant en oeuvre des moyens marketing destinés à
augmenter le nombre de transactions. Il a relevé surtout qu'eBay
perçoit une commission sur chaque vente réalisée via son site.
Quelle a été la conséquence de cette interprétation ?
Dans
ce contexte, eBay ne peut plus relever du régime de responsabilité
atténuée des simples hébergeurs, mais retombe dans le régime de
responsabilité de droit commun du code civil selon lequel si une
personne commet une faute causant préjudice à un tiers, elle doit le
réparer. Or pour le tribunal, eBay, en qualité de courtier, a une
obligation de surveillance du contenu de son site, pour prévenir la
contrefaçon. eBay a l'obligation de s'assurer que son activité ne
génère pas d'actes illicites. Et le juge a estimé que cette obligation
n'est pas remplie, car eBay ne met pas en place de moyens humains ou
techniques suffisants à ces fins. Le juge retient pour le condamner
qu'eBay a commis de « graves fautes d'abstention et de négligence » en
ne demandant pas, par exemple, aux vendeurs un certificat de garantie,
ou les numéros de série des produits qu'ils mettent en vente.
De
plus, le tribunal a constaté que certaines des annonces elles-mêmes
portaient mention que les produits vendus étaient des copies, avec dans
leur intitulé des termes comme « belle copie de sac Vuitton », etc. Ce
sont des annonces manifestement illicites, et eBay a perçu des
commissions sur ces ventes.
La condamnation n'est-elle toutefois pas très sévère ?
Le
tribunal a visiblement voulu un exemple avec cette décision, pour
frapper fort, pour dire à eBay qu'ils avaient été avertis plusieurs
fois, qu'ils n'avaient pas mis en oeuvre les moyens pour lutter contre
la contrefaçon et qu'ils en avaient même profité. « N'essayez plus de
vous cacher derrière le statut d'hébergeur », tel est le message du
juge.
En principe, les dommages et intérêts servent à réparer un
préjudice, mais dans cette affaire, au regard des montants des
condamnations approchant en tout près de 40 millions d'euros, il y a un
côté punitif. Le tribunal a suivi très largement l'évaluation faite par
LVMH, sans faire de pondération, ce qui est rare. Il peut être relevé,
en outre, les frais d'avocats très importants (article 700) qu'eBay a
été condamnée à rembourser à LVMH : 100 000 euros pour chacun des trois
dossiers. Ce qui est un montant très important pour cette procédure.
Quelle conséquence aura cette décision pour eBay ?
Cette
décision peut créer un précédent dangereux pour eBay, car d'autres
marques de luxe sont susceptibles de former le même type de demandes à
son encontre et de réclamer des dommages intérêts importants. Et ce
d'autant qu'eBay se montre très critique à l'encontre du jugement, ce
qui peut les faire apparaître comme arrogants. Au-delà, cette décision
pourrait contraindre eBay à changer de modèle économique, puisque le
site a désormais une obligation de contrôle a priori des annonces. eBay
pourrait être contraint de mettre en place des outils de filtrage. Il
peut aussi commencer à demander des certificats de garantie, des
factures ou des numéros de série pour certains produits. Et surtout
montrer sa bonne volonté en mettant davantage en garde les acheteurs et
les vendeurs sur son site internet, par rapport à la contrefaçon.
Et pour ses rivaux ?
Cela peut être un
coup de semonce pour les autres acteurs du secteur, car cette décision
peut être transposable à toutes les autres plates-formes d'enchères en
ligne, qui pourraient être qualifiées elles aussi de courtier.
Pourquoi LVMH veut-il aussi empêcher la vente de parfums - non contrefaits - sur eBay ?
Pour
un certain nombre de produits de luxe, notamment, les marques peuvent
sélectionner leurs revendeurs pour disposer d'un réseau de distribution
qui offre des services correspondant à l'image de marque de leurs
produits. Elles peuvent refuser leur agrément à certains vendeurs qui
ne remplissent pas les critères qualitatifs fixés. Elles peuvent aussi
refuser les ventes de leurs produits par les pure players (boutiques uniquement en ligne) parce qu'ils n'ont pas les mêmes investissements à réaliser qu'une boutique physique.
Dès
lors que le réseau de distribution est licite, la revente par des
distributeurs non agréés peut être interdite, comme l'a fait le
tribunal. Mais cette décision va loin en interdisant toute vente des
produits de parfumerie fabriqués par LVMH. Il y a éventuellement un
point qu'eBay pourrait soulever en appel : le cas d'un consommateur qui
a eu un parfum en cadeau, par exemple, et qui le revend sur eBay. Ce
parfum a été commercialisé licitement et je ne suis pas certaine qu'on
puisse en interdire la revente par un consommateur final dès lors que
cette revente est ponctuelle. En effet, la marque de luxe ne peut plus
maîtriser la circulation des produits mis licitement en vente, en vertu
du principe de l'épuisement du droit.
Comment cette décision peut-elle influer sur les débats en cours sur une éventuelle réforme de la LCEN ?
Le
cadre de la LCEN est apparu ces derniers temps un peu trop étroit pour
les acteurs internet, avec les deux catégories hébergeurs et éditeurs.
Le tribunal ouvre une troisième voie : la qualification de courtier.
Il faut savoir que le rapport parlementaire sur la loi LCEN rendu en
janvier 2008 n'envisage pas de remettre en cause le statut d'hébergeur,
il estime juste que les hébergeurs devraient mieux appliquer la loi.
Les débats vont être relancés par ces décisions dans le cadre du bilan
d'étape qui est en train d'être réalisé.
Par Estelle Dumout, ZDNet France
Source ZDNet